vendredi 17 avril 2015

Metin Arditi : Le Turquetto


Metin Arditi, enfant de Turquie est né dans une famille séfarade chassée d'Espagne à la fin du XV° siècle. Voir ici.
Il a quitté la Turquie à l'âge de 7 ans, pour rester onze années dans un pensionnat à Lausanne, seul, "loin des bras"... Il habite depuis à Genève.


Metin Arditi

C'est un "touche à tout" de génie : diplômé en génie atomique, il enseigne la physique, l'économie, la gestion et ... l'écriture romanesque.
Il a été Président de l'Orchestre de la Suisse Romande.
Il est également entrepreneur, millionnaire, promoteur immobilier et mécène.

Sa fatalité, c'est sa solitude : il a un besoin affolant de reconnaissance.
Sa fierté : gagner de l'argent, investir, en particulier dans le mécénat.
Sa recherche : un dialogue invisible avec son père, parti trop tôt...

Il crée des Fondations et est, entre autres, coprésident, avec Elias Sanbar, de la Fondation "Les Instruments de la Paix-Genève" qui favorise l'éducation musicale des Enfants de Palestine et d'Israel.

Et puis il écrit : une dizaine de romans, la plupart chez Actes Sud entre 2004 et 2015, deux récits, quatre essais.
Six prix littéraires, dont le Prix Jean Giono, en 2011, pour son roman, "Le Turquetto" : nous y voila.


"Le Turquetto" débute par une note "scientifique" au lecteur : un rapport - fictif à mon avis -  d'analyse technique du Musée de Genève remettant en cause l'authenticité de la signature du Titien en bas du tableau "L'homme au gant".

L'auteur imagine que ce fameux tableau aurait été peint par un juif turc exilé à Venise, prodige surnommé "Le Turquetto" et aurait été sauvé d'un autodafé par le Titien qui y aurait apposé le T de sa signature...

Ce livre passionnant, qui se déroule entre Constantinople (1531), et Venise (1574) , puis retour à Constantinople (1576) est une réflexion sur la difficulté d'échapper à un destin tracé, sur la recherche du sens de sa propre vie.

Islam, judéïté et christianisme sont au coeur de ce roman.

Il y est aussi question du rapport de la création et de l'art avec le pouvoir.

Scuola Grande di San Rocco

Les descriptions d'une Constantinople métissée et d'une Venise hypocrite, versatile et calculatrice, au XVI° siècle, tiennent le lecteur en haleine.

Grand Bazar de Constantinople/Istanbul

On y retrouve en fait les thèmes essentiels qui sont ceux propres à Metin Arditi lui-même : la solitude, l'exil et la recherche du père.

Ce Turquetto est un héros moderne, et les thèmes développés dans ce beau roman par Metin Arditi sont toujours d'actualité!

dimanche 12 avril 2015

Baron d'Holbach : Essai sur l'art de ramper à l'usage des courtisans


Ce tout petit livre (31 pages, 3,10€), publié aux éditions Allia en 2014 est un bijou! 


Le baron d'Holbach est né dans le Palatinat rhénan en 1723, mais c'est Paris qui sera sa terre d'accueil.
Il y sera une haute figure du monde littéraire.

C'est un savant et philosophe matérialiste d'origine allemande, mais d'expression française.
Voir ici .

Le baron d'Holbach

Le baron d'Holbach s'intéresse à la chimie, à la minéralogie, traduit nombre d'ouvrages sur ces sujets, du latin et de l'allemand.
Très proche de Diderot, il écrira plusieurs centaines d'articles pour le "Dictionnaire raisonné de l'Encyclopédie".

Sa maison, sur les bords de la Marne, est fréquentée par d'Alembert, Buffon, Grimm, Diderot, Hume, Helvétius...

Il luttera toute sa vie contre la censure du Parlement et de Rome.
Il meurt à Paris en 1789.

Cet "Essai sur l'Art de ramper à l'usage des courtisans" est d'une justesse et d'un humour décapants.
Ce texte, écrit dans un style truculent, est d'une incroyable modernité!

Non seulement, nous imaginons fort bien, à sa lecture,  les courtisans courbant l'échine devant le roi dans la galerie des glaces... mais aussi leurs homologues actuels devant le Président de la République ou les chefs de partis sous les ors de la République...

Les courtisans et l'Art de ramper

Quel beau style, daté certes, et quelle ironie mordante!

"Les peuples ingrats ne sentent point toute l'étendue des obligations qu'ils ont à ces grands généreux (les courtisans), qui, pour tenir leur Souverain en belle humeur, se dévouent à l'ennui, se sacrifient à ses caprices, lui immolent continuellement leur honneur, leur probité, leur amour-propre, leur honte et leurs remords.
Ces imbéciles ne sentent donc point le prix de tous ces sacrifices?" (p. 12)

"Les dévots et les sages n'ont pu vaincre l'amour-propre; l'orgueil semble très compatible avec la dévotion et la philosophie. C'est au seul courtisan qu'il est réservé de triompher de lui-même et de remporter une victoire complète sur les sentiments de son coeur." (p. 14)

"Un bon courtisan ne doit jamais avoir d'avis, il ne doit avoir que celui de son maître ou du ministre, et sa sagacité doit toujours le lui faire pressentir." (p. 16)

"Quel respect, quelle vénération ne devons nous pas avoir pour ces êtres privilégiés que leur rang, leur naissance rend naturellement si fiers, en voyant le sacrifice généreux qu'ils font sans cesse de leur fierté, de leur hauteur, de leur amour-propre !" (p. 21)


vendredi 10 avril 2015

Albert Camus : discours de Stockholm en 1957


Je me suis offert il y a peu une "Bible" imposante : "Tous les discours de réception des Prix Nobel de Littérature", présentés par Eglal Errera (Flammarion/France Culture, 25€).


Une "Bible" de 935 pages, qui ne se lit certes pas d'une traite : y figurent en effet les discours de 109 écrivains récipiendaires du Prix Nobel entre 1901 et 2012. 
Mais il se savoure par petits bouts qui permettent d'aller de découvertes en découvertes!

Ces auteurs ont bâti leurs oeuvres en 25 langues...

Les discours sont prononcés aussi bien par des auteurs toujours reconnus que par des écrivains tombés depuis dans l'oubli, et qu'il peut être passionnant de redécouvrir.


"Les discours qu'ils prononcent ne sont en rien complaisants ou académiques : ce sont des textes inspirés, puissants, et souvent surprenants sur la création littéraire, sur l'enjeu vital et affectif qu'elle représente.

Certains auteurs affirment l'engagement politique lié à l'acte d'écrire et de publier, d'autres convoquent de lointains et intimes souvenirs rendent hommage aux personnages - le plus souvent obscurs et parfois illettrés -, au pays, à la langue auxquels ils doivent leur honneur présent, d'autres encore, saluent les écrivains dont la lecture a initié et accompagné leur travail." Eglal Errera


Je me suis précipité sur les cinq pages denses et émouvantes du texte prononcé en 1957 sous les ors de l'Académie de Stockholm par Albert Camus.

Albert Camus à Stockholm
le 12 décembre 1957

Voici l'idée qu'il se fait de son art et du rôle de l'écrivain :

"Je ne puis vivre personnellement sans mon art. 
Mais je n'ai jamais placé cet art au dessus de tout.
S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne, et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous.

L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire.
Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.
Il oblige donc l'artiste à ne pas se séparer ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle.
Et celui qui souvent a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous".

"Le rôle de l'écrivain ne se sépare pas de devoirs difficiles.
Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'Histoire : il est au service de ceux qui la subissent."

"...Il ne me reste plus qu'à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence"



samedi 4 avril 2015

Anton Tchekhov : La Mouette


Anton Tchekhov (1860-1904), sur cette photo a le visage fin d'un homme d'une quarantaine d'années, marqué par la fatigue, les cheveux emmêlés, et la barbe taillée en pointe, un peu négligée, où paraissent des poils argentés.

Anton Tchekhov

Son sourire est légèrement et tendrement moqueur et derrière les verres du pince-nez, on sent un regard plein de gentillesse : cet homme observe et comprend.

Tchekhov est l'un de mes auteurs préférés, et je n'ai pas fini de le découvrir!

Il termine ses études de médecine en 1884 et prend en charge ses patients bénévolement.

Il écrit 649 nouvelles et récits entre 1880 et 1887 et une quinzaine de pièces de théâtre entre 1884 et 1904 et dès 1886, il privilégie son activité littéraire.

Dans ses contes et nouvelles, une pauvre humanité défile devant nous, hommes, femmes, enfants ; on y rencontre des bêtes aussi, victimes de la bêtise, de la brutalité, livrées sans défense à l'injustice.

Si, en refermant ses livres, nous éprouvons de la tristesse, s'y mêle aussi de la drôlerie, un côté satirique, mais surtout une certaine douceur, une tendresse que les russes appellent "tchekhovienne"...une foi profonde et lucide dans la bonté foncière de la nature humaine.


Parmi toutes ses pièces, que j'ai eu l'occasion de voir et d'apprécier (Oncle Vania, Les Trois Soeurs, La Cerisaie, Platonov, La Mouette,...), celle qui a ma préférence est sans nul doute "La Mouette", certainement parce qu'en des temps reculés, où je prenais des cours de théâtre, j'ai eu l'occasion de jouer le rôle de Trigorine, et de rentrer profondément dans une écriture qui me touche toujours au plus haut point. Voir ici.

"La Mouette" est une dramatique et poignante comédie de moeurs.

La plupart des personnages qui y sont décrits sont des gens sensibles et convenables.
Ils rêvent que leur vie va s'améliorer et beaucoup, cependant, en vain.

Il y a là un certain sentiment d'impuissance et d'inutilité, une auto-compassion exagérée, un manque d'énergie et de volonté.
Les personnages se révèlent en général incapables, ou bien sans réelle volonté de faire bouger cette évanescence qui les paralyse.

On assiste à un affaiblissement intellectuel croissant de personnes pourtant intelligentes...

Dans "La Mouette", il y a juste des personnages confrontés à la sclérose des habitudes et à l'usure du temps auxquels rien ne résiste.

Les personnages, comme Treplev, s'apercevront, trop tard, qu'ils ne parviendront pas à vivre avec ce que la nature leur a accordé comme talents.

Dans "La Mouette", le temps n'en finit pas de s'écouler, l'amour n'est jamais payé de retour, et tout s'achève sur une tragédie, celle de l'amour irréalisable, dérisoire.

Mais malgré tout, il y a une tendresse impalpable, une tendresse qui est d'un autre monde...


"Jardinier des Lettres, Tchekhov sème des mots simples, de petites graines grises, sans odeur ni saveur particulières et, ô miracle, nous les voyons fleurir comme en rêve, prendre des couleurs d'une tendresse surnaturelle.
Et dans le silence, ce que nous entendons, c'est la musique de l'âme." Antoine Vitez



jeudi 2 avril 2015

Camus : Lettres à un ami allemand


Les quatre "Lettres à un ami allemand" écrites par Albert Camus, sous l'Occupation et destinées à des publications clandestines, expriment déjà la doctrine de La Peste et de L'Homme révolté:

"L'homme est périssable. Il se peut; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice!".

Albert Camus
Ce recueil contient quatre lettres écrites par Albert Camus à un de ses amis allemands entre juillet 1943 et juillet 1944.

Malheureusement, nous n'avons que les lettres de Camus, et non les réponses de cet "ami allemand".



Camus exprime ce qu'il pense quant à l'inévitable dénouement de cette guerre, les erreurs commises par les nazis, et les enjeux humains sous-jacents.

Dans la préface à l'édition italienne, Camus précise : "Lorsque l'auteur de ces lettres dit "vous", il ne veut pas dire "vous autres Allemands", mais "vous autres nazis".
Quand il dit "nous", cela ne signifie pas toujours "nous autres français", mais "nous autres, Européens libres".
Ce sont deux attitudes que j'oppose, non deux nations...
...et pour reprendre un mot qui ne m'appartient pas, j'aime trop mon pays pour être nationaliste..."

Ces Lettres sont "un document de la lutte contre la violence".

"Aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l'homme est sans retour" (1° Lettre, p. 27, juillet 1943).

"L'aube va poindre où vous serez enfin vaincus.
Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atroces victoires le sera encore à votre juste défaite. Aujourd'hui encore je n'attends rien de lui.

Mais nous aurons du moins contribué à sauver la créature de la solitude où vous vouliez la mettre.
Pour avoir dédaigné cette fidélité à l'homme, c'est vous, qui, par milliers, allez mourir solitaires.
Maintenant, je puis vous dire adieu." (4° Lettre, p. 78, Juillet 1944).

Une leçon d'humanité profonde et de justesse, à une époque où l'Europe se construit encore et se cherche toujours, et où les conflits fratricides ne cessent de germer et de se développer partout dans le monde..

A lire et à relire de toute urgence!