mardi 27 janvier 2015

Pasolini (encore) : l'odeur de l'Inde


A nouveau un livre de Pasolini, qui ne m'a pas laissé indifférent : "L'odeur de l'Inde".

J'ai découvert cet ouvrage en 2002 dans la bibliothèque d'une maison d'hôtes assez fantastique à Pondicherry (La Villa Helena : ici).

Et voila que je pars (nous partons) à nouveau en Inde du Sud.
Nous passerons quelques jours à Pondicherry avant de poursuivre notre périple vers Cochin.

Je repense à nouveau à ce voyage que fit Pasolini en 1961 avec Alberto Moravia et Elsa Morante : ils étaient invités à une commémoration du poète Tagore.
Il y avait alors 400 millions d'habitants en Inde. 
Il y en a 700 millions de plus aujourd'hui...

Pasolini, Alberto Moravia, et Elsa Morante
Le livre intensément lyrique, intuitif, sensuel, qu'il en rapporta n'est pas vraiment un récit, mais une "odeur" respirée au cours de ses errances nocturnes.

Pasolini se laisse emporter par son humeur vagabonde, accueillant chaque rencontre de hasard.

Les visions de l'extrême misère, le spectacle d'une étrange spiritualité sont pour lui comme autant d'étapes d'une descente au sein d'une humanité primitive...

Mamallapuram 2002

C'est une Inde dure, difficilement supportable, qu'il décrit, mais c'est aussi d'une Inde fascinante et magique qu'il nous parle avec sa force habituelle : la vie, la mort, les moments sublimes...

Ce que nous recevons en pleine figure, en pleines "tripes", à la fin de ce récit, c'est l'amour de l'Inde, et le sentiment que ce pays ne lâchera jamais ceux qu'il attrape dans sa magie.

Alberto Moravia rapportera de ce même voyage un livre tout différent : "Une certaine idée de l'Inde".


Moravia nous y livre un récit plus construit, plus intellectuel.

Le recul qu'il prend sur son expérience est plus grand que celui de Pasolini, qui, lui, "colle" à son expérience immédiate, mais le livre de Moravia en devient presque "froid".

Moravia accompagne son récit de références, d'une analyse et de réflexions.

J'ai lu les deux textes en commençant par celui de Pasolini, qui a ma préférence : en effet, le récit de Pasolini se rapproche, d'une certaine façon, de ce que j'ai vécu moi-même lors de trois séjours, trois immersions, où mes sens ont été totalement sollicités. 
J'ai retrouvé chez Pasolini une foule de sensations et d'expériences vécues...

L'analyse et la réflexion sont venues après.

Donc, silence sur ce blog pendant plus de 3 semaines! Portez vous bien!


lundi 19 janvier 2015

Pier Paolo Pasolini : "Parce que nous sommes tous en danger"


Un tout petit livre a été publié par les Editions ALLIA en 2010, dans la même collection que celle ou a été publié le texte de Rilke faisant l'objet de ma dernière note.

Il porte le titre suivant : "L'Ultima Intervista di Pasolini".

Ce dernier et court entretien (17 pages) avec Pasolini a été réalisé par Furio Colombo  en 1975.


En guise de postface à cet entretien, est publié un texte, court lui aussi, de Gian Carlo Ferretti, intitulé "Seize années de souvenirs 1959-1975".

Cet entretien s'est déroulé le samedi 1° novembre 1975 entre 4 et 6 heures de l'après midi.

Le titre donné à cet entretien a été choisi par Pasolini : "Parce que nous sommes tous en danger".

"Voila le germe, le sens de tout, a-t-il dit. Toi, tu ne sais même pas qui est en train d'envisager de te tuer."
Quelques heures à peine après cet entretien, Pasolini était assassiné...

...

"Le refus a toujours constitué un geste essentiel.
Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels.
Le petit nombre d'hommes qui ont fait l'histoire sont ceux qui ont dit non, jamais les courtisans et les valets des cardinaux."

"La tragédie, c'est qu'il n'y a plus d'êtres humains, mais d'étranges machines qui se cognent les unes contre les autres."

"Première tragédie : une éducation commune, obligatoire et erronée, qui nous pousse tous dans l'arène du tout avoir à tout prix...la masse ne cesse de s'accroître, tout comme le désespoir, tout comme la rage".

Pier Paolo Pasolini

A la question :

"Mais toi tu vis de livres, tu fais du cinéma, tu as besoin d'une grande machinerie technique qui tienne l'ensemble...si tu enlèves tout cela, qu'est-ce qui te reste?"

Pasolini répond :

"Tout, c'est à dire moi-même, être en vie, être au monde, voir, travailler, comprendre."

Et puis :

"Faites attention, l'enfer est en train de descendre chez vous...il est vrai que son désir, son besoin de violence, d'agression, de meurtre est fort et partagé par tous...

...et c'est vous qui êtes, avec l'école, la télévision, le calme de vos journaux, c'est vous les grands conservateurs de cet ordre horrible fondé sur l'idée de posséder et l'idée de détruire."

"Je continue à dire que nous sommes tous en danger."


samedi 17 janvier 2015

Rainer Maria Rilke : Notes sur la mélodie des choses


Rainer Maria Rilke (Né en 1875 à Prague, mort en 1926 à Montreux, voir ici) écrivit ces "Notes sur la mélodie des choses" en 1898 ; il a alors 23 ans.

Rainer Maria Rilke

Ce court texte se compose de 40 très brefs paragraphes.

Ce tout petit livre (63 pages) a été publié en 2010 (7° édition) par les Editions ALLIA.


En 1897, à Munich, où il suit à l'Université des cours de philosophie et d'histoire de l'art, Rilke rencontre Lou Salomé.

Il a commencé à partager sa vie et on peut supposer qu'elle lui a longuement parlé de Nietzsche.

Lou Andreas Salomé

En 1898 il visite l'Italie, Florence, les églises, les musées : dans la contemplation des maîtres anciens, il s'éduque le regard.

On peut lire, dans ces Notes, à la fois les leçons de la peinture italienne (en particulier des tableaux de Marco Basaiti, XVI° siècle, mentionnés dans ce livre) et celles de la "Naissance de la Tragédie" de Nietzsche : la distinction premier plan/arrière plan, l'idée de mélodie des choses, l'articulation entre solitude et communauté.

Marie Madeleine par
Marco Basaiti

Il semble à priori ne s'agir là que de considérations sur une réforme de la scène et du théâtre.

Mais bien au delà, Rilke appelle de ses voeux un bouleversement de la culture et de la vie : c'est sa poésie même qui s'y cherche et qui est en train de se trouver.

Rilke dira d'ailleurs que sa vie n'a véritablement commencé qu'en 1899.

La "mélodie des choses" ne le quittera plus jamais!

L'extrême attention portée à la fois au tout proche et à l'immensité de l'Ouvert sera jusqu'à la fin l'un des traits constants de sa poésie.

Et la solitude en sera l'élément vital.

"Et nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches étrangement tortueuses et nous endurons bien des vents.

Ce qui est à nous, c'est notre maturité, notre douceur et notre beauté.
Mais la force pour ça coule dans un seul tronc depuis une racine qui s'est propagée jusqu'à couvrir des mondes en nous tous.

Et si nous voulons témoigner en faveur de cette force, nous devons l'utiliser chacun dans le sens de sa plus grande solitude.

Plus il y a de solitaires, plus solennelle, émouvante et puissante est leur communauté."  XXXIX


Voir la belle analyse de ce texte dans Wikipedia ici .

jeudi 15 janvier 2015

Antonin Artaud : lettres à Anie Besnard


Antonin Artaud (1896-1948) est un théoricien du théâtre, un acteur, un écrivain, dessinateur, essayiste et poète français.



Inventeur du concept de "théâtre de la cruauté", dans "Le Théâtre et son double", Artaud aura tenté de transformer de fond en comble la littérature, le théâtre, le cinéma.

Chacune de ses activités a été pour lui "un moyen pour atteindre un peu de la réalité qui le fuit".



Constamment sous médicaments, il tentera de lutter contre la douleur qui le taraude en permanence.
Il sera interné en asile pendant près de neuf ans où il subira des séries d'électrochocs.

Ce génie torturé, hypnotisé par sa propre misère, où il a vu celle de l'humanité entière, a rejeté avec violence les refuges de la foi et de l'art.
Il a voulu incarner ce mal, en vivre la totale passion, pour trouver, au coeur du néant, l'extase...


Je voudrais signaler ici les peu connues "Lettres à Anie Besnard" publiées en 1977 par "Le Nouveau Commerce", en supplément au numéro 38 de cette Revue.

La revue "Le Nouveau Commerce", fondée en 1963 par André Dalmas et Marcelle Fonfreide, sous la forme de cahiers de textes, proposait la découverte d'écrivains, de philosophes et de poètes, tout en incitant à la relecture d'oeuvres oubliées.

Le fonds de ces éditions a été repris en 1998 par les Editions José Corti.


Anie Besnard est âgée de quinze ans quand Antonin Artaud lui parle pour la première fois.
De l'écrivain à la jeune fille, puis à la femme s'établira une relation privilégiée.

Au regard mystique du poète, Anie Besnard répond par une attitude naturelle et émerveillée.

Ils ont vécu ensemble, se sont écrits beaucoup de lettres que le temps a dispersées.

Il reste aujourd'hui 24 lettres manuscrites terribles et poignantes adressées par Antonin Artaud entre octobre 1944 et Août 1946, en particulier lors de son internement.

Elles témoignent par ce qu'elles portent en elles d'absolu, de vérité et de tendresse, de ce que fut Antonin Artaud...
Elles témoignent du vouloir du coeur contre les forces mortifères d'oublis et de compromissions...

Lettres écrite au cours de l'année 1946 :

"Jeudi soir.

Chère Anie, chaque fois que je vous vois c'est la plus belle journée de ma vie. -

J'ai l'impression, moi si fatigué, d'avoir près de moi un grand jardin de fleurs qui parle et repose mon coeur mais j'ai eu peur de vous fatiguer car je suis moi un volcan en éruption

Pourtant je voudrais moi aussi tellement me reposer et donner le repos à votre âme mais Anie je ne peux pas me reposer tant que ceux qui n'ont jamais voulu de moi n'auront pas été éliminés

Nous aurons peut-être encore des heures amères mais si votre amour ne me quitte plus cela n'aura pas d'importance

Je sais comme vous avez besoin vous aussi après avoir tant souffert de sécurité enfin et de bonheur

Je vous embrasse du fond du coeur."


jeudi 8 janvier 2015

Charles Du Bos : Qu'est-ce que la Littérature?


Charles Du Bos (1882-1939) est un écrivain français et un critique littéraire, dont l'oeuvre est essentiellement constituée de son Journal et de textes critiques.

Charles Du Bos

D'un père français de la haute bourgeoisie et d'une mère anglaise, il bénéficie d'une formation cosmopolite dans plusieurs pays d'Europe (Oxford, Berlin, Rome) : il lisait dans le texte Henry James, Shelley, Hugo von Hofmannsthal, Rainer Maria Rilke...

Je recommande la lecture d'un ouvrage de Michel Crépu, paru aux Editions du Félin en 1990 et réédité en 2007 : "Charles Du Bos ou la tentation de l'Irréprochable":


"Derrière Du Bos, on devine la présence de tout ce qui a compté en littérature dans la première moitié du XX° siècle. Européen de coeur, il a été l'ultime représentant d'une espèce disparue. (...)
Le Journal de Du Bos est d'abord, et cela d'une façon singulière et inouïe l'aventure d'un homme pour qui la littérature fut le lieu d'une expérience spirituelle sans équivalent."

Je voudrais ici signaler un essai de Charles Du Bos publié en 1989 aux Editions L'Age d'Homme, à Lausanne : "Qu'est-ce que la Littérature?".


Il s'agit là en fait de 4 conférences qui furent prononcée aux Etats Unis (Indiana) au début de 1938 :
La Littérature et l'Âme, la Littérature et la Lumière, la Littérature et la Beauté, la Littérature et le Verbe.

"Mais la vie définie par Keats, c'est cela même qu'est la vie, et la littérature, en dehors de ce qu'elle peut être par ailleurs n'est rien d'autre que cette vie prenant conscience d'elle-même lorsque dans l'âme d'un homme de génie elle rejoint sa plénitude d'expression."

"La vie et la littérature sont liées l'une à l'autre ; elles sont interdépendantes; chacune des deux a besoin de l'autre au point de ne pouvoir s'en passer.

Sans la vie, la littérature est sans contenu, mais sans la littérature, que serait la vie? ...Elle ne serait qu'une chute d'eau, cette chute d'eau ininterrompue sous laquelle tant d'entre nous sont submergés, une chute d'eau privée de sens, que l'on se borne à subir..." (p 10)

"Création signifie avant tout émotion.
C'est à l'émotion, à l'émotion créatrice que la littérature doit son existence. Une émotion située en profondeur, bien entendu..." (p 14)

"Au même titre que le créateur, le lecteur donne et reçoit. Il faut qu'il se donne, qu'il se donne entièrement, afin d'être en mesure de recevoir." (p 18)


lundi 5 janvier 2015

Hermann Broch : quelques remarques à propos du kitsch


Hermann Broch (1886-1951) est un romancier, dramaturge et essayiste autrichien.
Il est né à Vienne dans une famille de la riche bourgeoisie industrielle.

Hermann Broch

En 1907 il est diplômé de l'Ecole d'Ingénieurs textiles de Mulhouse (alors allemande).

Broch abandonne la direction de l'usine de textiles familiale et, après des études de mathématiques, de philosophie et de psychologie, en 1931, il se dirige vers le métier d'écrivain.

Il s'intéresse aux questions de philosophie liées à la culture, à l'apprentissage, aux savoirs et à la psychologie des masses. Il est marqué par la montée en puissance des fascismes en Europe.

Il est proche de l'autre grand romancier viennois de l'époque, Robert Musil.
Tous les deux sont des figures majeures de la "MittelEuropa" .

Robert Musil

Il est arrêté par les nazis en 1938 et réussit à se faire libérer avec l'aide de James Joyce et d' Aldous Huxley et il émigre aux Etats Unis.

Hermann Broch a créé l'image d'"Apocalypse Joyeuse"pour désigner le sentiment de désastre imminent et d'effondrement prochain de l'Empire Austro-Hongrois qui habitait une grande partie de ses citoyens au début du XX° siècle, tout comme Musil dans l' "Homme sans Qualités" (Der Mann ohne Eigenschaften)

Son oeuvre majeure est "La Mort de Virgile", publiée en 1945 aux USA.

Mais je voudrais signaler ici un tout petit texte de 30 pages publié en 1955 à Zürich, donc après sa mort, et édité en version française par les Editions ALLIA en 2001, dans une traduction d'Albert Kohn : "Quelques remarques à propos du kitsch".


L'argument développé par Broch dans ce court essai semble plus que pertinent et tout à fait applicable à la sphère culturelle actuelle!

"L'art kitsch ne saurait naitre ni subsister s'il n'existait pas l'homme du kitsch, qui aime celui-ci, qui, comme producteur veut en fabriquer et comme consommateur est prêt à en acheter et même à le payer un bon prix". (p 7)

"L'homme a besoin de ce miroir embellisseur mensonger pour se reconnaitre en lui, et, en une certaine mesure avec une satisfaction sincère, se ranger du côté de ses mensonges." (p 8)

"Celui qui veut chercher pour l'art de nouveaux domaines esthétiques crée des sensations artistiques, mais ne crée pas d'art.
L'art nait des pressentiments du réel et c'est eux seulement qui le font s'élever au dessus du kitsch."  (p 28)


"Le système du kitsch exige de ses partisans : "Fais du beau travail!" alors que le système de l'art a pris pour maxime le commandement éthique : "Fais du bon travail!".
Le kitsch, c'est le mal dans le système des valeurs de l'art." (p 33)

"Ce n'est pas par hasard que Hitler, comme son prédécesseur Guillaume II, a été un partisan absolu du kitsch.
Il vivait le kitsch sanglant et il aimait le kitsch des pièces montées. 
Il les trouvait "beaux" tous les deux. 

Néron, lui aussi, était pareillement un amateur de beauté empressée et ses dons artistiques étaient peut-être même supérieurs à ceux de Hitler. 

Le feu d'artifice de Rome en flammes et des chrétiens transformés en torches vivantes placées dans les jardins impériaux, avaient assurément certaines tonalités artistiques, si l'on pouvait, par le pouvoir de l'esthétisme, être sourds aux cris de douleur des victimes ou même leur donner la valeur d'une musique d'accompagnement esthétique." (p 35)

Néron jouant de la lyre devant Rome en flammes
Bien au contraire :

"L'oeuvre d'art authentique éblouit l'homme, jusqu'à le rendre aveugle et elle lui donne la vue."        (p 38)