vendredi 19 décembre 2014

Fernando Pessoa : une "Ode maritime" douce et violente


En relisant certains passages doux, émouvants et d'autres d'une rare violence de "Ode Maritime" de Fernando Pessoa, ou plutôt de son hétéronyme Alvaro de Campos, je me souviens d'une mise en scène forte et dérangeante de ce texte, à laquelle j'avais eu le bonheur d'assister au Théatre de la Ville à Paris, il y a 4 ans. 

Fernando Pessoa et ses hétéronymes

Pessoa, dans Ode Maritime célèbre le début d’un siècle que tous, à la différence du nôtre, pressentent comme grand. Tous les espoirs étaient alors permis, en 1909. Le XX° siècle aura été grand, mais à la façon que l’on sait !  Désormais, tous les espoirs nous sont-ils interdits ? 
C’est cette question qu’ »Ode Maritime » et Alvaro de Campos posent à notre XXI° siècle «intranquille »… 
La mise en scène était alors de Claude Régy, qui a su nous ouvrir des espaces de rêve et de mystère qui touchent au plus profond de notre nature humaine.
Le texte, je m'en souviens comme si c'était hier,  fut dit magnifiquement, proféré plutôt, par Jean Quentin Châtelin, lui-même transpercé par les mots de Pessoa.
    
Fernando Pessoa, lui, ne vécut que par les songes, les divagations oniriques, la démultiplication de lui-même par ses « hétéronymes » : Alvaro de Campos, Alberto Caeiro, Ricardi Reis, Bernardo Soares.
    
Dans le  monde étrange où nous vivons, pris par la tentation du virtuel, nous avons entendu Pessoa dans ce qu’il a de plus violent et de plus délirant, de plus concret (donner de la chair et des nerfs à l'âme) et de plus nécessaire. 
Nous étions plongés, lors de cette représentation, dans  un univers de douceur, d’émotion, de violence et de cruauté, portés par un acteur puissant, solitaire, rageur à la limite du supportable.
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Jean Quentin Châtelin au Théâtre de la Ville
                                            
L’acteur était resté debout, quasiment immobile pendant toute la durée de la représentation (1h50), face à nous, sur une sorte de promontoire, de jetée, de ponton stylisé qui s’avançait dans la grande salle du Théâtre de la Ville, dans une sorte de halo bleuté, comme suspendu aux abords de l’existence, à la lisière d’un espace abstrait qui a été, lors de ce spectacle,  traversé par des forces, des remous, les cris et douleurs de l’histoire du monde.
.....
J'ai emporté ce texte magnifique pour le lire, face au Tage, lors d'un récent voyage à Lisbonne :

« Tout seul, sur le quai désert, en ce matin d’Eté, / Je regarde du côté de la barre, je regarde vers l'Infini,/ Je regarde et suis content de voir,/ Tout petit, noir et clair, un paquebot entrer./ Il apparait au loin, classique à sa manière,/ Dans l'air lointain, il laisse le sillage vain de sa fumée/ Il entre doucement, et le matin entre avec lui, et dans le fleuve/ Voici que partout s'éveille la vie maritime… »
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Turner
Snow Storm: Steam-Boat off a Harbour's Mouth, 1842
                                                   
C’est à un périple intérieur au travers des mouvements de l’âme, au cœur d’une conscience intime, dans une échappée au-delà de l’espace et du temps, que nous convoque ce long poème d’un millier de vers.

Pessoa nous dit là des mots qui viennent de loin, il va chercher des cris et des plaintes d’avant le temps. Il est ailleurs et ici, proche de l’essence des choses. 

Nous voyons avec lui  » des ports mystérieux sur la solitude de la mer »,  nous « partons indéfiniment vers les nuits mystérieuses et profondes, emportés comme la poussière, par le vent, par les tempêtes.»

Puis, au-delà de passages d’une violence extrême, déchirante, nous partageons à nouveau notre humanité commune : »Une mouette qui passe / et ma tendresse grandit… »


On peut lire « Ode Maritime », dans la très belle édition (1980) de  Fata Morgana, illustrée par des dessins de Vieira da Silva et traduite et préfacée par Armand Guibert.