mardi 28 octobre 2014

Hérodote : histoire des Histoires


Hérodote, le « père de l’Histoire » ! 

Rien que cela. 
C’est ainsi que l’appelait Cicéron (Lois, I,1). 
Hérodote d’Halicarnasse a parcouru le monde antique comme un reporter, un envoyé spécialprécis et rigoureux. 
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Ce qui me frappe, c’est qu’il sait que les connaissances qu’il accumule, que les récits dont il fait état sont incertains, fragmentaires, que le monde, les peuples et leurs relations fluctuent et évoluent rapidement, de façon peu compréhensible. 
Il sait que les hypothèses qu’il échafaude sont fragiles, sujettes à remise en question. Il n’affirme pas, il s’étonne, tente même de s’excuser de ses lacunes.
« Qu’y a-t-il au-delà de cette Terre ? Nul ne le sait précisément. Je n’ai pas en effet réussi à rencontrer de témoin oculaire. »
« Quant au nombre exact des Scythes, je l’ignore car les avis à ce sujet sont totalement contradictoires. »
Il s’efforce toujours de confronter les données, de remonter à la source, moyennant des efforts importants, même si c’est souvent « Mission Impossible » !
« Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent provient de mes enquêtes et de mes témoignages personnels, de ce que j’ai pu voir et juger par moi-même. A partir de maintenant, je me contenterai de transcrire ce que m’ont dit les Egyptiens et de rapporter le plus fidèlement possible leurs récits. »
C’est aussi le « père du reportage » ! 

Il voulait raconter, mais avant cela, comprendre et donc, auparavant, connaître le monde qui l’entourait. A une époque où n’existaient ni internet, ni satellites, ni téléphone, imaginez. Mais imaginez surtout un monde sans cartes ! Pas si simple…
C’est donc aussi le « père de l’exploration ».
Halicarnasse, où naquit Hérodote, était une ville portuaire située en Asie Mineure. Hérodote était grec, de par sa mère. Il naquit vers 480 avant J.C. et nous légua un seul livre : les « Histoires », ou « Enquêtes », « Explorations »….
Ses voyages l’ont mené en Egypte, à Tyr, à Babylone, en Macédoine, et bien au-delà…
Rien n’échappe à son regard d’enquêteur, d’anthropologue, de géographe et d’historien ! C’est proprement fabuleux…
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Vingt-cinq siècles plus tard, Ryszard Kapuscinski, lecteur admirateur de son illustre prédécesseur, promène lui aussi son regard acéré en Chine, en Inde, en Afrique, en tant que reporter. 

Foin de l’exotisme et du pittoresque. Il observe, discute, même avec des bribes d’anglais, par gestes, par contacts et aventures partagées, s’émerveille du Monde et des gens rencontrés. 
Qui plus est, il transporte partout son « Hérodote », pour aiguiser sa vision des choses et des êtres.
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Ryszard Kapuscinski nous livre ses périples, ses observations toujours pertinentes et ses aventures inattendues au travers cinq continents, dans un merveilleux livre à la fois érudit et vivifiant : »Mes Voyages avec Hérodote » (Pocket 2006). 
Né en Pologne en 1932, il a toujours manifesté une certaine méfiance vis-à-vis de l’histoire officielle des régimes communistes en particulier. 
Il s’est fait connaître pour ses reportages sur les dérives du tiers monde et sur l’empire soviétique. Il est décédé à Varsovie le 23 Janvier 2007. 
A une époque où l’enseignement de l’histoire semble remis en question en classe de Terminale, nos décideurs feraient bien de relire à la fois Kapuscinski et Hérodote 

La vie politique actuelle pourrait en être changée…Mais allons, je rêve, je rêve !

lundi 27 octobre 2014

Pierre Hadot : la philosophie comme manière de vivre


                                    
Pierre Hadot (1922-2010) nous a donc quittés, il y a plus de 4 ans,  le 24 Avril 2010, à l’âge de 88 ans,
Le Ministère de la Culture a salué, au moment de son décès, « un grand philosophe », « un grand historien », et plus, encore : « un maître, dont la voix, longtemps encore résonnera en nous ».
  
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Malgré les éloges officiels, la mort de Pierre Hadot est passée relativement inaperçue.
Qui peut bien encore, « de nos jours » si agités et « internétisés », s’intéresser à la disparition d'un professeur honoraire au Collège de France, profond connaisseur de la culture hellénistique, en particulier du néoplatonisme et de Plotin ? 
Qui peut encore s’intéresser à l’auteur d’un œuvre développée autour de la notion d’exercice spirituel et de philosophie comme manière de vivre ?
Pierre Hadot a été pour moi un guide.
Un guide dans l’approfondissement de Plotin et du néoplatonisme.
Son livre : « Plotin ou la simplicité du regard » (Folio Essais) m’a marqué et guidé dans ma recherche. 

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...guidé et poussé à lire directement Plotin et ses disciples, et lorsque c'était possible, dans ses propres traductions : Porphyre, Jamblique, Damascius, Proclus, par petites doses, par petites gorgées, allant de surprises en émerveillements, comme si lui, Pierre Hadot m’avait tenu par la main.
Dans cet ouvrage, il présentait non pas un système, mais l’expérience personnelle de Plotin
Il y est question de l’union mystique, surgissant en des moments privilégiés, qui bouleverse toute la conscience du moi.
      
Un ouvrage de Pierre Hadot qui m’a également beaucoup marqué, mais plus général, et sous formes d’entretiens, avec J. Carlier et A.I. Davidson : « La Philosophie comme manière de vivre » (Albin Michel, Itinéraires du savoir). 

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C’est un livre dont on sort changé, comme de tous les livres de Pierre Hadot, d’ailleurs. 
Dans ces entretiens, nous découvrons un savant admirable, dont l’œuvre a nourri de très nombreux penseurs, mais aussi un homme secret, pudique, sobre dans ses jugements, parfois ironique, jamais sentencieux. 
Et si « philosopher c’est apprendre à mourir », selon Marc-Aurèle, auquel Pierre Hadot a consacré de nombreuses études, il faut aussi « apprendre à vivre dans le moment présent, vivre comme si on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois ».
     
Troisième et dernier livre de Pierre Hadot qui m’a beaucoup marqué : un livre qui revient à Goethe et à la tradition des exercices spirituels : »N’oublie pas de vivre » (Albin Michel, Idées). 

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Grand lecteur de Goethe, Pierre Hadot analyse comment le grand maître allemand se situe dans la longue tradition des « exercices spirituels » inspirés par la philosophie antique, comment l’individu s’efforce de transformer sa manière de voir le monde afin de se transformer lui-même.
    

dimanche 26 octobre 2014

Louis Lavelle : "L'erreur de Narcisse"


Nous connaissons tous le mythe de Narcisse et de la nymphe Echo : Narcisse meurt de contempler sa propre image, fasciné par sa propre beauté au point de se noyer dans l’eau qui le reflète.
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Il ignore, dans un premier temps, que ce reflet est celui de son propre visage.
Il croit voir quelqu’un d’autre, et tombe éperdument amoureux de la belle image qu’il voit dans l’eau.
Il est fasciné par cette beauté insaisissable. Ensuite, Narcisse se reconnaît, et ne veut plus connaître que lui-même, mais ne rencontre toujours qu’une apparence. Il voudrait se voir comme un autre le voit, mais la fontaine dans laquelle il se mire ne lui présente qu’une image sans vie à laquelle il devient totalement aliéné : il préfèrera cette image à lui-même et finira par en mourir.
Dans ce mythe ancien, repris par Ovide, la faute de Narcisse est de mépriser l’amour d’autrui et de s’isoler dans l’amour exclusif de lui-même.
Comme le rappelle le philosophe Pierre Hadot, Ovide exprime le drame de Narcisse dans un vers des Fastes : « Narcisse, malheureux de n’avoir pas été différent de lui-même. »
On trouve dans ce mythe des interprétations et des questionnements divers et aussi riches les uns que les autres : le grand danger de refuser l’amour, la démesure du mépris, le caractère illusoire de l’image, qu’est-ce que l’amour-propre,.... En effet, Narcisse meurt pour un reflet, enfermé qu’il est dans son auto illusion.

Le livre du philosophe Louis Lavelle (1883-1951), "L’erreur de Narcisse" (La Table Ronde 2003, première publication Grasset 1939) est absolument passionnant à cet égard.
                                   

Louis Lavelle a été professeur de philosophie aux Lycées Louis le Grand et Henry IV avant d’être nommé au Collège de France.
Ses livres approfondissent les interrogations de l’esprit sur l’être et sur l’acte.
« La pensée de Lavelle nous propose une spiritualité d’inspiration chrétienne, mais à aucun moment elle ne présuppose la foi en Dieu. Dans cette philosophie, Dieu est plutôt présent comme le lieu de convergence de nos consciences personnelles ; il est toujours à l’horizon comme l’unité des consciences dans une conscience universelle. » Jean-Louis Vieillard-Baron, son préfacier.
Louis Lavelle nous montre qu’il ne suffit pas d’avoir un cœur pur, de rechercher l’idéal dans une image, mais que la vie de l’esprit exige une action et d’abord une action sur soi-même. La destinée de chacun est bien à réaliser à travers des évènements réels où l’imprévu à un rôle à jouer…La »pureté de la conscience » ne consiste pas à s’isoler de tout, mais à exprimer dans le monde l’unité de sa vie personnelle.
Louis Lavelle parle un langage approprié à une époque passablement « narcissique » où les hommes ont besoin de repères. Sa pensée est profondément humaine dans la mesure où elle cherche un sens pour l’existence.

samedi 25 octobre 2014

Hermann Hesse : Siddharta, "Celui qui accomplit son but"


« Celui qui accomplit son but », c’est Siddharta, en sanscrit. 
  
                        
Ce conte philosophique du même nom  a été écrit par Hermann Hesse en 1922. Il nous plonge dans l’Inde du VI° siècle avant notre ère. 
Siddharta est un jeune homme admiré pour son intelligence et sa sagesse, mais qui n’en est pas satisfait. Il est en permanence à la recherche de son « moi ». 

Quittant la vie brahmanique, il choisit – pour un temps -  de devenir un Samana, un pèlerin vivant dans une extrême pauvreté. Mais ce faisant, il se rend compte qu’il n’avance pas dans la recherche de lui-même. 
Il rencontre Gautama, le Bouddha. Tout en étant fortement impressionné par son enseignement, il ne choisit pas de devenir  l’un de ses disciples, refusant de s’assujettir à la loi d’un Maître, aussi saint soit-il : c’est en lui-même, et en suivant sa propre voie qu’il veut trouver l’illumination.
Quelles qu’en soient les conditions, même s’il faut retourner dans le monde des hommes et affronter la vanité de l’existence. Ce qu’il fait pendant un temps, avec un succès matériel et matérialiste indéniable ; mais il finit également par quitter brusquement ce monde des apparences, le Samsara, et par s’acheminer à sa façon vers la paix intérieure.
« Il constata encore qu’une chose s’était détachée de lui, comme la peau se détache du serpent, qu’une chose n’existait plus en lui, qui l’avait accompagné durant sa jeunesse, qui lui avait appartenu : c’était le désir d’avoir des maîtres et d’écouter leurs préceptes. »
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« Le savoir peut se communiquer, mais pas la sagesse. On peut la trouver, on peut en vivre, on peut s’en faire un sentier, on peut, grâce à elle opérer des miracles, mais quant à la dire et à l’enseigner, non, cela ne se peut pas,… »
On trouve mis en évidence dans ce roman l’ingrédient essentiel de toute sagesse, à savoir le détachement, même du but le plus élevé. Tout attachement est cause de souffrance. C’est très bouddhiste et en même temps très stoïcien.
Siddharta  souffre en permanence de son attachement aux biens matériels, aux idées, même les plus élevées, aux buts spirituels les plus dignes que l’on s’y consacre de toute son âme et aux êtres. Il accepte ainsi, non sans grandes difficultés intérieures, de « perdre » son fils, si différent de lui, et de le laisser vivre sa propre vie.
Finalement, voila ce qu’il découvre, après un cheminement hésitant, tortueux et parsemé d’embûches et de souffrances :
« C’est pourquoi j’ai l’impression que ce qui est, est bien. Je vois la Mort comme la Vie, le péché comme la Sainteté, la prudence comme la Folie, et il doit en être ainsi de tout. Je n’ai qu’à y consentir, qu’à le vouloir, qu’à l’accepter d’un cœur aimant. »
Hermann Hesse (1887-1962) est un romancier, essayiste, poète, peintre allemand, puis suisse. Il a obtenu le prix Goethe et le Prix Nobel de Littérature en 1946. Hermann Hesse manifesta très tôt un caractère rebelle, torturé par des pensées suicidaires. 
Il travailla dans différentes librairies, à Bâle en particulier,  puis finit par se consacrer, avec succès, à l’écriture.




D’où lui viennent cette inspiration et ses qualités d’écriture ? Il semble qu’ Hermann Hesse ait été un solitaire, avide de retraites, de voyages et de promenades, avide de satisfaire sa quête artistique et personnelle. Il a ainsi su développer en lui une capacité à transcrire littérairement ses perceptions sensorielles, aptitude sans cesse développée lors d’aventures nouvelles. Il fit en 1911 un long voyage à Ceylan et en Indonésie.
Sa connaissance de la psychologie, suite à une psychanalyse, au cours de laquelle il fit la connaissance de Carl Gustav Jung et son fort intérêt pour une recherche spirituelle marquent profondément  son œuvre. 

Sa profession de foi : une ouverture au monde, la découverte d’une transcendance où s’unissent la vie et l’esprit.
Une adaptation filmée de "Siddharta" a été réalisée par Conrad Rooks en 1972.


vendredi 24 octobre 2014

Hugo von Hofmannsthal : éprouver l'être de toute chose...



Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) est un écrivain autrichien multiple, aux facettes nombreuses, absolument passionnant. Il est l'auteur - entre autres -  de la Lettre de Lord Chandos, écrit magnifique considéré comme précurseur de l'existentialisme.

Il est le contemporain de Rainer Maria Rilke et, comme lui, il pressend le vide de l'époque, la dissolution générale des valeurs qui est en cours sous les fastes du siècle. Tout comme Rilke, il est traversé par l'angoisse et le chaos : son expérience du langage en est bouleversée.
Mon cas, en bref, est celui-ci : j'ai complètement perdu la faculté de méditer ou de parler sur n'importe quoi avec cohérence. " Et, plus loin : " Un arrosoir, une herse à l'abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets [...] peut prendre pour moi soudain [...] un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots pour le traduire me paraissent trop pauvres. " (Lettre de Lord Chandos, NRF, Poésie Gallimard 1992)
Cette lettre imaginaire n'aurait pas pu être écrite sans une crise personnelle  profonde.
Hofmannsthal déclare, dans une lettre à Edgar Karg : "... La plupart des gens ne vivent pas dans la vie, mais dans un simulacre, dans une sorte d'algèbre où rien n' existe et où tout seulement signifie. Je voudrais fortement éprouver l'être de toutes choses et, plongé dans l'être, la profonde signification réelle... "

jeudi 23 octobre 2014

Pasolini : une longue route de sable


L'été 1959, Pasolini longera toute la côte italienne, "une longue route de sable ", au volant de sa Millecento. 
Il entreprend ce périple pour le magazine Successo, qui lui a passé commande d’articles consacrés au littoral italien de l’été, à son effervescence. 

                                      

Pasolini y répondra à sa façon, en laissant jouer les évènements, voire en provoquant le hasard. 
Il se rend compte que tous ceux qu’il rencontre ont leur mot à dire, que ce soit des auto-stoppeurs, des petits commerçants, des artistes oubliés, des starlettes de Cinecitta  ou des célébrités  (Visconti, Fellini), des voyous ou des touristes.

Il entreprend ce voyage en solitaire, le long des plages et des villes côtières brûlées de soleil et inondées de la lumière de la Mer. 
Il découvrira de nombreuses régions, totalement isolées, ou au contraire bien trop connues, lors de son périple qui le mène de Vintimille à Trieste, en passant par Naples et la Sicile
Le poète « traverse les villes comme s’il les déchirait, dévoilant leur vérité et la sienne » (Anne Bourguignon, traductrice)
                                    
« Comme souvent, ce récit d’errance nous en apprend autant sur l’auteur que sur les lieux traversés, notamment sur son « grand écart » entre la passion (réactionnaire, sexuelle, dionysiaque) et l’idéologie (communiste, progressiste, intellectuelle, rationnelle) » (P.L. Saissi)

Non seulement il sait rendre compte de la nature sauvage, de ses odeurs, mais aussi des rencontres de hasard, avec sa verve sans complaisance, son hypersensibilité aux choses et aux êtres, à leurs travers.
A la fin de son périple, Pasolini retrouve donc la Vénétie et le Frioul, région de sa naissance. Et ainsi s’accomplit la boucle : cherchant «  les senteurs survivantes d’une civilisation pour nous disparue mais extraordinairement présente à ceux qui le vivent », Pasolini descend vers les espaces encore non éclaircis, proches de son enfance, qui font retour sous forme d’images :

« Désormais commencent les plages de mon enfance et de mon adolescence : ce ne seront plus des découvertes, mais des confrontations. »

On voit, dans ce livre, se tracer un  portrait sans complaisance des populations dont le mode de vie s’accommode sans problème des objectifs uniformisants de l’industrie touristique. 
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« Ostie, juin : La Grande Fourmilière a bougé. 
J’arrive à Ostie sous un orage bleu comme la mort. 
L’eau s’évapore entre les coups de tonnerre et les éclairs. 
Les vacanciers s’entassent dans les bars, sous les moindres abris, la queue entre les jambes. 
Les établissements balnéaires, vides, paraissent démesurés. »